Par Dr. BOITI Mohamed
Consultant sénior en transition énergétique et décarbonation.

En 2025, avoir un bilan carbone au Maroc est-il un gage de vertu… ou une simple case à cocher pour éviter la taxe carbone prévue pour 2026 ?
Alors que l’Union européenne s’apprête à déployer son Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF), le Maroc se trouve face à un paradoxe troublant : nos entreprises se ruent vers les bilans carbone, mais sont-elles vraiment prêtes à décarboner ? Plongée dans les coulisses d’un secteur en pleine mutation.

L’urgence révélatrice : quand la contrainte externe précède la conviction interne

Hamid, directeur d’une PME textile de Casablanca, l’avoue sans détour :
« Avant 2024, le bilan carbone ? On ne savait même pas que ça existait. Maintenant, c’est devenu notre priorité numéro un. Pas par conviction écologique, mais parce que nos clients européens l’exigent. »
Cette franchise brutale illustre une réalité que peu osent admettre : l’Outil Bilan Carbone Maroc, développé par la Fondation Mohammed VI pour l’Environnement avec plus de 350 facteurs d’émission mis à jour en 2022, arrive dans un contexte où l’urgence réglementaire européenne dicte le rythme, non la maturité environnementale locale.

Les chiffres qui dérangent

Selon des experts du marché, moins de 20% des entreprises cotées à Casablanca publieraient un bilan carbone vérifié, malgré les exigences croissantes du MACF. Plus révélateur encore : parmi les 95% d’entreprises marocaines non cotées, essentiellement des PME représentant 80% du tissu économique, moins de 3% ont entamé une démarche de quantification carbone.
« Nous assistons à une course effrénée vers la certification sans réelle appropriation des enjeux », confie anonymement un consultant senior du secteur. « Certaines sociétés achètent des compensations carbone fictives ou se contentent de bilans bâclés pour satisfaire leurs donneurs d’ordres. »

Le grand malentendu méthodologique : ISO 14064 vs GHG Protocol

Voici où le bât blesse vraiment. Le Maroc souffre d’un flou méthodologique qui fausse toute comparaison sérieuse entre entreprises et secteurs.

Deux mondes, deux langages

D’un côté, les entreprises tournées vers l’Europe adoptent le GHG Protocol, référentiel anglo-saxon privilégiant la classification en scopes (1, 2, 3) et largement compatible avec les exigences du MACF européen.
De l’autre, les acteurs locaux s’orientent vers ISO 14064, norme internationale plus flexible mais moins précise sur la catégorisation des émissions indirectes.
Résultat ? Une cacophonie de données où une même entreprise peut afficher des résultats carbone variant de 30% selon la méthodologie choisie.
« C’est comme comparer des pommes et des oranges », s’agace l’un de mes collègues lors d’une discussion privée en marge d’une conférence que j’ai animée en mai 2025 sur la conformité environnementale, lui aussi consultant en transition énergétique. « Comment voulez-vous que les investisseurs s’y retrouvent quand deux entreprises du même secteur présentent des bilans incomparables ? »

L’effet pervers de la diversité méthodologique

Cette situation crée un arbitrage par le bas : les entreprises choisissent naturellement la méthode qui les avantage, rendant illusoire toute politique publique basée sur ces données.

Solutions disruptives : repenser l’écosystème carbone marocain

Face à ce diagnostic sans complaisance, trois leviers d’action émergent pour transformer cette course réglementaire en opportunité structurante.

1. Le Label « Bilan Carbone Maroc Certifié » : uniformiser pour crédibiliser
Proposition concrète : Créer un label national unique, co-porté par la CGEM, l’IMANOR et les régulateurs financiers, imposant :

  • Une méthodologie hybride combinant la robustesse d’ISO 14064 et la précision des scopes du GHG Protocol
  • Un audit obligatoire par un tiers indépendant accrédité
  • Une publication standardisée accessible au public
    Mon avis : « Il faut sortir de l’anarchie actuelle. Un label national crédible pourrait même devenir un avantage concurrentiel pour nos exportateurs. »

2. L’arme fiscale au service de la transition : des PME dans la course
Révolution proposée : Introduire un crédit d’impôt « formation carbone » permettant aux PME de déduire 200% des coûts de formation et certification carbone de leurs équipes.
Cette mesure, estimée à 150 millions de dirhams sur trois ans selon nos calculs, pourrait multiplier par 10 le nombre de PME engagées dans la démarche.

3. La blockchain au service de la traçabilité carbone
Vision tech : Développer, en partenariat avec Maroc Numeric Cluster, une plateforme blockchain nationale traçant les émissions depuis la matière première jusqu’au produit fini.
Cette innovation, première mondiale à l’échelle d’un pays, positionnerait le Maroc comme leader de la transparence carbone et attirerait les investissements verts internationaux.

Les banques, acteurs-clés de la transformation

Scénario disruptif : Et si la Caisse de Dépôt et de Gestion (CDG) et les banques marocaines liaient leurs conditions de financement à la qualité des bilans carbone ?
En tant que Docteur en Finance Durable et Consultant en Transition Énergétique, j’estime qu’il serait judicieux et pertinent que les banques marocaines se penchent sérieusement sur cette possibilité. Les entreprises avec un bilan carbone vérifié pourraient bénéficier d’une décote sur leur taux d’intérêt de 0,5 à 1 point.
Cette approche incitative, plutôt que punitive, s’inscrirait parfaitement dans la logique de « green finance » que développent déjà plusieurs établissements bancaires au niveau international. La CDG pourrait montrer l’exemple en tant qu’institution publique, créant un effet d’entraînement sur l’ensemble du secteur bancaire privé.
Cette révolution financière transformerait instantanément le bilan carbone d’obligation subie en impératif business.

Et si le Maroc devenait le 1er pays africain à imposer un audit carbone indépendant pour les entreprises de plus de 100M MAD de CA ?

Cette mesure audacieuse concernerait environ 2 000 entreprises marocaines et générerait une dynamique continentale sans précédent.
Les conditions du succès :

  • Délai de mise en conformité : 24 mois
  • Accompagnement public-privé des entreprises
  • Sanctions graduées mais dissuasives
  • Avantages fiscaux pour les précurseurs

L’opportunité historique

Le Maroc dispose de tous les atouts pour transformer cette contrainte européenne en leadership africain :

  • Un écosystème d’expertise en développement rapide
  • Des relations privilégiées avec l’Europe
  • Une volonté politique affirmée via la stratégie bas carbone 2050
  • Un secteur privé réactif et adaptable

Alors… miroir aux alouettes ou catalyseur de transformation ?

La réponse dépend de nos choix d’aujourd’hui.
Si nous nous contentons de subir les exigences européennes avec des bilans carbone de façade, le miroir aux alouettes l’emportera. Mais si nous saisissons cette opportunité pour repenser notre modèle économique, le Maroc peut devenir le laboratoire africain de l’économie décarbonée.
Le chronos européen nous presse, mais le kairos marocain nous appartient. À nous de choisir entre la survie réglementaire et l’excellence environnementale.

 

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