Être écologiste et défendre le consommateur peut sembler paradoxal. Mais tenir collectivement une défense des consommateurs, tout en critiquant le consumérisme, permet de contraindre les pratiques des industriels.

Aux États-Unis, Donald Trump s’attaque à une agence fédérale, le Bureau de protection des consommateurs en matière financière, chargée de la protection des consommateurs, et les démocrates appellent à sauver l’institution. En France, c’est le magazine 60 Millions de consommateurs que le gouvernement décide de privatiser, et 107 000 personnes signent une pétition pour le défendre, soutenue à coups de tribunes, y compris sur Reporterre. Drôle de situation : voilà les consommateurs défendus par les écolos, alors que ceux-ci sont les premiers à critiquer le consumérisme. C’est que le consommateur est une figure ambigüe, que les penseurs de gauche et écologistes ont depuis l’après-guerre critiqué en même temps que défendu.

« Le maintien d’une activité de presse subventionnée par l’État dans un marché concurrentiel et en déclin ne se justifie plus », affirme le rapport publié par la Cour des comptes le 5 mars, sur lequel s’appuie le gouvernement Bayrou pour justifier la privatisation du magazine. 60 Millions de consommateurs, édité par l’Institut national de la consommation, un établissement public créé en 1966, est un magazine dont « certaines révélations ont permis de faire bouger les lignes » en contraignant les pratiques des industriels, comme le rappelait notre journaliste Fabienne Loiseau dans son éditorial.

Dès lors, « privatiser “60 Millions de consommateurs” est une manière d’individualiser les enjeux liés à la consommation », observe Sophie Grosbon, maîtresse de conférences en droit public à l’université de Nanterre. Pour la chercheuse, le nom 60 Millions de consommateurs n’est pas anodin : « Le magazine ne s’adresse pas à la figure d’un consommateur, mais se destine à des consommateurs, à un projet collectif. »

Et c’est là l’un des nœuds pour comprendre ce qui se joue dans les liens entre consommation et écologie : considérer la consommation comme une action collective, et pas individuelle, ouvre des perspectives bien différentes.

L’amour pour la bagnole

Une bonne partie des critiques sur la société de consommation s’arrêtent à son aspect individuel. Après l’écrivain Georges Perec qui racontait le matérialisme triste d’un couple des années 1960 dans Les Choses, le sociologue Henri Lefebvre observait dans La Vie quotidienne dans le monde moderne (Gallimard, 1968) que « la consommation ne crée rien, même pas des rapports entre les consommateurs. Elle n’est que dévorante. L’acte de consommer […] est un acte solitaire ».

Le philosophe et journaliste André Gorz écrivait, dans Réforme et Révolution (Seuil, 1969), que « la civilisation néocapitaliste a mis sur pied un appareil répressif gigantesque […] Une terreur suave somme chaque individu de consommer ». Mais ces critiques témoignent bien souvent d’un « mépris de certains intellectuels ayant l’assurance d’être du bon côté politique vis-à-vis du consommateur populaire », fait remarquer le sociologue Louis Pinto, auteur de L’Invention du consommateur (PUF, 2018). Pour lui, la société de consommation est une « notion écran qui masque les différences de pratiques entre les différents groupes sociaux », et permet de critiquer des pratiques qui sont en réalité conditionnées par des réalités sociales.

Critiquer l’amour pour la bagnole des classes populaires et les actes de consommation qui vont avec, c’est oublier qu’il n’y a guère d’alternatives à la mobilité en zone rurale ou périurbaine. Louis Pinto rappelle d’ailleurs que « Henri Lefebvre, prompt à critiquer la bagnole, comptait sur ses étudiants pour le véhiculer de chez lui jusqu’à son université ».

Un acte collectif

D’autres penseurs ont eu à cœur de rappeler que la consommation n’est pas un acte individuel qui vise à assouvir la jouissance des acheteurs, mais un système qu’il faut analyser dans son ensemble. Le philosophe Jean Baudrillard écrivait dans La Société de consommation (Denoël, 1970) que « la vérité de la consommation, c’est qu’elle est […] une fonction non pas individuelle, mais immédiatement et totalement collective ». Pour Baudrillard, les messages qu’on envoie aux autres en consommant font de la consommation « un système qui assure […] l’intégration des groupes : elle est donc à la fois une morale […] et un système de communication, une structure d’échange ».

« Passer du boycott au Biocoop »

Pour Sophie Grosbon, c’est justement la consommation entendue comme un acte collectif qui est remise en cause par les attaques contre les droits des consommateurs. La chercheuse, qui étudie la figure du consommateur dans le droit international économique, notamment à partir des litiges environnementaux portés devant le juge de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), observe que dans cette cour, « la figure du consommateur tend à supplanter celle du citoyen ». Autrement dit, le droit évolue non plus en fonction de considérations de politiques publiques, mais de la liberté de choix qu’auraient les consommateurs à qui il reviendrait de modeler la société par ce qu’ils achètent.

Dans le cadre d’une société avec une économie libérale mettant en avant la liberté des individus, il reviendrait au consommateur de voter avec sa carte de crédit. Pour Sophie Grosbon, on peut pourtant « affirmer simultanément plusieurs choses, sans être contradictoire : d’abord, qu’on refuse que la figure du consommateur supplante celle du citoyen ; ensuite, qu’on estime que le consommateur qui en a les moyens financiers puisse être engagé ; et, enfin, que la société de consommation dans son ensemble n’est pas compatible avec les impératifs écologiques ».

Consom’acteurs

Considérer à ce prisme les mobilisations de consommateurs permet de remarquer qu’elles ont porté, depuis le XIXe siècle, deux enjeux distincts : d’un côté, la défense des droits du consommateur, notamment les mouvements contre la vie chère ; de l’autre, « la mise en évidence des devoirs des consommateurs, qui sont désignés pour la responsabilité qu’ils peuvent avoir, en tant qu’acheteurs », fait observer Sophie Dubuisson-Quellier, directrice de recherche au CNRS et spécialiste des mobilisations environnementales dans la question économique.

Par exemple, « la National Consumers League [Ligue nationale des consommateurs] aux États-Unis au tournant du XXe siècle développera un label pour signaler aux consommateurs les produits textiles qui ne sont pas fabriqués dans des ateliers recourant au travail des femmes la nuit ».

La construction de ces collectifs de consommation fait donc partie des mouvements qui ont contraint les industriels à respecter des normes environnementales et sociales plus exigeantes. C’est, par exemple, ce qu’ont essayé de réaliser les mouvements de consommation éthique comme les « consom’acteurs ». L’association Bio Consom’acteurs a été créée, en 2004, par la chaîne de magasins Biocoop, pour promouvoir l’agriculture biologique auprès des citoyens : l’idée de ces mouvements est qu’orienter collectivement la consommation permet de faire pression sur les décideurs politiques pour orienter les politiques publiques — une transformation du répertoire d’action, qui passe du boycott au Biocoop, en somme.

« Tenir ensemble une défense des consommateurs, et une critique du consumérisme »

Il faut toutefois remarquer que si les mouvements de consommation éthique sont parvenus à défendre l’agriculture biologique face aux attaques répétées des industriels, ou à structurer des filières rémunérant mieux les producteurs, ils n’ont pas remis en cause le fonctionnement de l’économie capitaliste dans son ensemble. Ces mouvements de consommateurs responsables « ont promu une vision du changement social et de l’écologie très spécifique : plutôt réformiste que radicale et très compatible avec les structures de l’économie en place », observe Sophie Dubuisson-Quellier.

La consommation présentée comme responsable ouvre au contraire de nouveaux segments de marché, permettant une circulation des flux d’un volume toujours aussi important, mais de nature différente : des vêtements ou du matériel informatique de seconde main, ou des produits fabriqués en respectant des normes de responsabilité sociale et environnementale légèrement plus exigeantes.

Insuffisant, donc, pour remettre en cause les effets de la surproduction de biens et de service ? Pour Louis Pinto, « une critique de la consommation doit trouver aujourd’hui d’autres armes que celles procurées par le retour éternel et un peu dérisoire du consommateur aliéné ». Autrement dit, être capable de tenir ensemble une défense des consommateurs, et une critique du consumérisme.

Source Reporterre.net

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