Synthèse d’une interview donnée par Claire Laroque à lecho.be
L’industrie du recyclage, souvent présentée comme une panacée pour résoudre les crises environnementales, pourrait bien, paradoxalement, renforcer les logiques de surconsommation qui étouffent notre planète. En publiant Philosophie du déchet, j’ai voulu poser une question fondamentale : comment nos sociétés définissent-elles et traitent-elles leurs déchets ?
Une question qui dépasse les poubelles
Dans un monde où les objets manufacturés sont omniprésents, nous produisons plus de déchets que jamais. D’ici 2040, les objets créés par l’homme pourraient peser trois fois plus que l’ensemble des espèces vivantes. Pourtant, ces déchets, qui devraient nous alerter sur l’insoutenabilité de nos modèles de production et de consommation, sont invisibilisés. Ils sont relégués aux marges, comme si, en les dissimulant, nous pouvions ignorer les impacts de nos comportements.
Ce rejet est profondément symbolique : le déchet représente la finitude, la déchéance, et, en un sens, notre propre mortalité. Mais en refusant de les voir, nous refusons également de voir l’insoutenabilité d’un système basé sur le « toujours plus » et sur l’éphémère.
Le mythe du recyclage
Loin de moi l’idée de nier l’utilité du recyclage. Mais cette industrie, en se présentant comme une solution universelle, peut devenir une arme à double tranchant. Elle nous berce de l’illusion que la technologie peut tout résoudre. Le « tout-recyclable » est un mythe : même si nous parvenions à recycler chaque objet produit, la masse même des déchets et la saturation des sites d’enfouissement continueraient de croître.
Pire encore, cette confiance aveugle dans le recyclage légitime une logique d’hyperconsommation. Si tout peut être recyclé, pourquoi s’arrêter d’acheter ? En réalité, l’économie circulaire, si elle reste au service des mêmes mécanismes productivistes, risque de renforcer le problème plutôt que de le résoudre.
Repenser notre lien aux objets
Nous vivons dans une « culture du jetable », où les objets sont conçus pour être éphémères. Cette logique engendre une déconnexion totale entre l’utilisateur et ses possessions. Réparer, composter, réutiliser sont devenus des actes presque subversifs, car ils remettent en cause le système économique dominant et nous invitent à renouer avec la matière.
Ce rapport au déchet, bien qu’il semble anodin, est en réalité profondément politique et social. Il touche à des enjeux de territoire, de justice environnementale et de citoyenneté. Les pays du Nord, dans leur logique d’externalisation, transforment trop souvent les pays du Sud en décharges à ciel ouvert, imposant aux populations les plus vulnérables le coût environnemental de notre mode de vie.
Faire du déchet une question démocratique
Il est urgent que la gestion des déchets cesse d’être un domaine réservé aux experts et devienne un véritable enjeu démocratique. Les citoyens doivent être consultés, informés et impliqués. Trop souvent, les débats autour des déchets sont accaparés par des considérations technocratiques ou économiques, laissant de côté les dimensions sociales et écologiques.
Il ne s’agit pas simplement de trier ses déchets, mais de repenser entièrement notre rapport à la consommation et aux objets. C’est en réintroduisant le déchet dans le « monde commun » que nous pourrons amorcer une transition véritablement durable.
Car en fin de compte, ce n’est pas seulement une question de déchets, mais de modèle de société. Et si nous voulons éviter que l’industrie du recyclage devienne l’alibi de notre hyperconsommation, il nous faudra affronter cette vérité dérangeante : notre bien-être ne dépend pas de ce que nous possédons, mais de ce que nous préservons.
Claire Larroque
Philosophe et autrice de Philosophie du déchet (PUF).