Dans cet entretien exclusif accordé à GreenTimes, Dr. Said GUEMRA, expert en transition énergétique, revient sur les défis et opportunités liés aux choix stratégiques du Maroc dans ce domaine. Il souligne l’importance de la vision royale, initiée en 2009, pour réduire la dépendance énergétique du pays et atteindre un mix électrique neutre en carbone d’ici 2050. Cependant, il met en lumière les lacunes réglementaires, la faible implication du secteur privé, et la multiplicité des acteurs, freinant l’efficacité et l’innovation. Selon lui, la priorité doit être donnée à l’efficacité énergétique, qui offre des économies substantielles, avant d’investir massivement dans les renouvelables. Une simplification de la gouvernance et une réglementation incitative sont indispensables pour accélérer cette transition essentielle.
Comment évaluez-vous les choix actuels du Maroc en matière de transition énergétique, notamment leur impact réel sur la durabilité et l’indépendance énergétique ?
Les choix du Maroc en matière de transition énergétique, ont été définis au niveau du plan de transition énergétique initié par Sa Majesté le Roi en 2009. Ce plan de transition est basé sur l’efficacité énergétique comme priorité nationale, et les énergies renouvelableséconomiquement viables, avec une liberté de conception du futur mix électrique carbone neutre, y compris la production électrique nucléaire. Ainsi, ce plan de transition énergétique vise l’indépendance énergétique du Royaume à 2050, du moins pour la production de l’électricité nationale, l’hydrogène peut apporter le complément surtout pour le transport. La priorité est de pouvoir réduire notre taux de dépendance énergétique, actuellement à 90%, vers quelque chose comme 14% en 2050. En 2023 les renouvelables ne représentent pas plus que 10% de notre mix énergétique. On mesure le chemin qui reste à parcourir pour arriver à une électricité net zero en 2050, le Maroc étant signataire des accords de Paris. Dans ce contexte, il faut savoir que le Maroc ne peut pas planifier une électricité 100% renouvelable, et que la limite raisonnable qui peut être planifiée pour 2050, serait de 50% à 65%, de la consommation attendue en 2050, et qui serait vers les 107 TWh/an, le reste doit être complété par le nucléaire, l’hydrogène, peu d’hydraulique, l’autoproduction, et la biomasse. L’autoproduction chez les ménages et l’industrie, ou nous souhaitons avoir une part de 10 à 15% de notre futur mix électrique, cela suppose une réglementation favorable, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Dans un grand nombre de pays, les petites autoproductions constituent une source d’énergie propre significative, des pays comme l’Allemagne, ou l’Australie disposent de 3 à 4 Millions d’installations d’autoproduction, en raison d’une réglementation très encourageante. L’atteinte de notre indépendance électrique : ne plus rien importer comme énergie primaire pour notre production électrique en 2050, à travers les renouvelables, et technologies bas carbone : le nucléaire, nous oblige à tenir une cadence de 700 à 800 MW du grand renouvelable par an, et la mise en place de plus de 2 millions de petites installations d’autoproduction entre 2025 et 2050, soit 80 000 installations par et un investissement de 3.2 MMDh/an. C’est la trajectoire qui peut nous assurer 15% de renouvelables en production dans notre mix électrique à 2050. A 2050, nous devons partir à 800 MW/an pour les grands projets, 400 MW/an pour l’autoproduction BT/MT, soit un total de 1200 MW/an, et un investissement annuel à dominance privée de 13.2 MMDh/an, soit 330 MMDh en 25 ans. Cette trajectoire va nous permettre de couvrir notre future demande électrique à plus de 65% en renouvelables. Si nous adoptons à peu près le même coût pour les 35% restants pour le nucléaire et l’hydrogène, notre transition électrique va coûter entre 50 et 60 Milliards de Dollars à 2050. A cause de la non-réglementation actuelle, nous sommes bien évidement très loin des deux trajectoires, aussi bien pour les grands projets que pour les petits projets en autoproduction.
La réglementation actuelle est-elle suffisamment incitative pour encourager les investissements privés et l’innovation dans le secteur des énergies renouvelables ?
Au fait, à aujourd’hui nous avons une situation de non réglementation. La seule réglementation qui fonctionne, est relative à une partie de la loi 13-09 qui autorise les privés dans le cadre des grands projets. Et même cette partie de la loi 13-09 connait des difficultés, d’après le Conseil de la concurrence, 98 projets en 13-09 n’ont pas été autorisés, généralement par manque de capacité d’accueil, ce qui est en contradiction avec le rapport de l’ANRE qui stipule que la capacité d’accueil serait de 7 236 MW de quoi couvrir largement les 98 demandes. Résultat : les investissements privés ne représentent que 7% de la puissance installée en 2023, avec trois opérateurs en 15 ans. C’est une situation incompréhensible, l’Etat n’a pas les moyens pour tout faire, c’est quasiment une exclusion du privé. Si en 2023, nous sommes à 21% renouvelables dans notre mix électrique, les simulations montrent que nous aurions pu être à plus de 40% renouvelables dans notre mix électrique (à ne pas confondre avec la puissance installée). Du côté des autres niveaux de tension : la moyenne et la basse, il y’a trois lois la 58-15, 40-19, et 82-21 qui n’ont pas de décrets d’application à ce jour, c’est pour ça que je dis que nous sommes dans une situation de non réglementation. On voit des installations photovoltaïques ici et là, mais qui ne sont encadrée par aucune loi. Même si ces lois s’appliquent, particulièrement la 82-21, elles contiennent un grand nombre d’obstacles, qui couplés à la limitation de la moyenne tension avec l’arrêté des enveloppes, ne laissent aucune chance aux projets d’autoproduction.
Quels sont, selon vous, les principaux freins opérationnels et financiers à lever pour accélérer la mise en œuvre des projets d’efficacité énergétique et énergies renouvelables au Maroc ?
Si un juste milieu est trouvé entre les distributeurs d’électricité, dans la mesure où c’est le nœud du blocage des renouvelables, et les utilisateurs ménages et entreprises, le cadre réglementaire pourra être débloqué, et la transition énergétique dans notre pays pourra être accélérée. Il y’a plus de 20 ans, les financiers disaient que l’investissement dans le domaine de l’efficacité énergétique était un risque, à l’époque il n’y’avait pas de renouvelables. Aujourd’hui, ces mêmes financiers ont mis en place une multitude de lignes de financement de l’économie verte, seulement il n’y’a pas de projets à financer, ou très peu. Les entreprises industrielles regorgent de possibilités d’efficacité énergétique et énergies renouvelables, l’interdiction de l’injection dans le réseau peut conduire à une perte de plus de 45% du productible solaire chez une entreprise, nous avions publié le cas d’un industriel marocain qui perdait 60% de son productible solaire. Si la loi 82-21 s’applique, le distributeur va payer 20% du productible, et bénéficier gratuitement des 25% restants, c’est une loi qui ne peut être applicable, et qui a besoin d’un grand nombre de décrets. Le même retard est constaté au niveau de l’efficacité énergétique, l’objectif était de réaliser une économie de 20% sur la période 2020-2030. Notre facture énergétique était à 153 MMDh en 2022, ce qui veut que 1% d’économie sur facture peut représenter une économie de 1.53 MMDh. Avec le peu d’actions entreprises par l’AMEE, on ne peut pas démontrer dans les règles de l’art de la mesure et la vérification, une économie de 1% par an. Comment arriver à 20% en 2030 ?
Le problème de l’efficacité énergétique reste entièrement posé, et il faut une solution, c’est le premier pilier de notre transition énergétique, qui peut rapporter le double des économies obtenues avec les renouvelables, avec des financements nettement moindres. Nous passons donc à côté d’un formidable levier de notre transition. Il faut revenir à l’année 2017, ou Sa Majesté le Roi avait reçu le prestigieux (Energy Efficiency Visionary Award) pour cette synergie qu’il a présenté entre efficacité énergétique et énergies renouvelables. Dans la pratique, Il n’est pas rare de réaliser une économie de 50% grâce aux techniques de l’efficience et de l’efficacité énergétique, l’investissement dans les renouvelables se fait donc à la moitié du coût prévu pour les renouvelables. C’est le fondement de notre transition énergétique, avec l’efficacité énergétique prioritaire, ce qui explique l’octroi de ce prix à Sa Majesté en 2017, récompensant sa vision instaurée depuis 2009, quand de grands de pays développés, ne disposaient pas d’un plan de transition énergétique. A noter que cette vision royale, est un concept très avancé par rapport à son temps, et a été repris par le GIEC, et beaucoup de pays y compris européens. Cette vision Royale, constitue une fierté pour tous les professionnels marocains dans le domaine de la transition énergétique : baisser les consommations au maximum avec l’efficacité énergétique prioritaire, avant de songer aux renouvelables.
L’architecture de gouvernance énergétique actuelle permet-elle une coordination efficace entre les différents acteurs publics et privés ?
La réponse courte, est non. Un grand nombre de rapports reviennent sur la multiplicité des acteurs dans le domaine de l’énergie. Vous avez MASEN, ONEE, AMEE, SIE, Ministère, ANRE, Distributeurs, Ministère de l’Intérieur….chacun de ces acteurs à une petite partie de la décision en matière d’énergie. En cas d’une demande d’autorisation, un projet de décret daté du 27 Juillet 2023, instaure des commissions, alors que l’unique concerné, c’est bien le distributeur qui peut statuer, si le projet renouvelable peut être réalisé ou pas. En Tunisie, la demande est adressée à la STEG, unique interlocuteur, qui l’instruit, et accorde l’autorisation, en 15 jours avec installation du compteur bidirectionnel, et le projet peut commencer le jour 16.
Coté puissance, le seuil de 11 kW ne peut pas être dépassé selon ce même décret, ce qui veut dire le cas d’une villa pas plus. Un immeuble qui aurait besoin de 30 à 40 kW ne peut être autorisé, cela veut dire que tous les immeubles du Maroc, qui présentent le plus grand potentiel d’autoproduction solaire, sont éliminés, l’autoproduction collective est inexistante dans les textes. La multiplicité des acteurs en matière d’investissement renouvelable, couplée à des textes de lois inapplicables, et très complexes, ont eu raison de l’avance de notre transition énergétique. Il est donc impératif de concevoir une réglementation simple, un guichet unique pour les renouvelables, toute puissance confondue, autrement nous allons continuer à fonctionner avec une petite cadence de renouvelables à 200 MW/an depuis 15 ans, alors que pour atteindre notre objectif à 2050, il faut se placer sur une trajectoire à 1200 MW Renouvelables par an. L’objectif pour 2030, est 52% du mix électrique, alors que nous sommes à 21% en 2023. A cette cadence, et en excluant la basse et la moyenne tension des renouvelables, nous serons au mieux à 32% de renouvelables dans notre mix électrique, en 2030, un retard prévisionnel de 20 points.
Parmi les solutions renouvelables disponibles, quelles sont celles qui se démarquent par leur compétitivité et leur pertinence dans le contexte marocain ?
Au Maroc, les deux solutions adoptées, sont l’éolien et le photovoltaïque, de manière exclusive en dehors du CSP de Ouarzazate. Il existe bien évidement plusieurs technologies qui peuvent participer à la production de plus d’électricité renouvelables. En premier lieu, nous retrouvons la pile à hydrogène qui peut trouver une multitude d’applications au Maroc, aussi bien dans l’industrie, que dans le bâtiment. Son usage va dépendre du coût de l’hydrogène qui sera disponible sur le marché marocain. On peut envisager de charger les futurs véhicules électriques avec cette technologie, en espérant une amélioration des rendements, et donc des coûts de charges à la portée des Marocains, l’avantage réside dans le fait de ne pas faire appel au réseau électrique qui reste très carboné, tout en évitant des puissances de charge démesurées par rapport à la capacité de notre réseau électrique. Une deuxième technologie est relative à la production électrique à partir de la biomasse, et biogaz. Notre pays dispose d’un formidable potentiel de biomasse évalué a 115 TWh/an. Le Danemark produit plus de 23% de son électricité, à partir de la biomasse, ce pays considéré comme champion du monde de la transition énergétique est à 83.2% de renouvelables dans son mix électrique (rapport des énergies). Le souhait serait de produire au moins 5%, voire plus, de notre électricité à 2050 à partir de la biomasse et le biogaz, en développant des stations rurales de traitement de la biomasse. Le développement de la biomasse à l’échelle nationale, nous permettra d’introduire une troisième technologie, est qui la cogénération biomasse dans l’industrie, permettant aux industriels de produire leur propre électricité verte, mais également la décarbonation de l’énergie thermique, dominée aujourd’hui par le Fioul 2, grand pollueurs. Ce sont les trois grandes technologies renouvelables, et qui ne sont pas intermittentes, maitrisées sur le plan technologique, et qui me semblent très prometteuses pour notre pays.
Autrement, nous devons impérativement industrialiser le petit et moyen éolien de 1 à 50 kW pour une multitude d’applications, et monter en puissance par la suite. Tous ces développements restent tributaires du cadre règlementaire. Nous espérons ainsi de nouvelles lois favorables aux renouvelables, et qui puissent faire avancer notre transition énergétique de manière nettement plus dynamique.