Pour Khalid Benomar, représentant du ministère de l’Économie et des Finances et coordonnateur du projet « Transition Juste », la question climatique a changé de nature. Elle ne peut plus être abordée comme un simple dossier technique, mais comme un enjeu central à la fois politique, économique et social. Le Royaume est confronté à une réalité marquée par un stress hydrique structurel, une augmentation des températures d’environ 3 °C en l’espace de quarante ans et une dépendance énergétique qui pèse sur sa souveraineté industrielle. Dans un entretien accordé au journal Le Matin, Benomar défend une transition qui ne pénalise pas les entreprises, privilégie les mécanismes d’incitation plutôt que la fiscalité et prépare le pays aux exigences internationales, notamment le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (CBAM). Le projet « Transition Juste » s’impose ainsi comme un outil central pour aligner ambition climatique, compétitivité économique et transformation productive.
Selon Benomar, le débat public marocain reste largement focalisé sur deux thématiques majeures : l’eau et l’énergie. Depuis plus de trois décennies, le pays subit une pression hydrique persistante, accentuée par le réchauffement climatique. Les réponses apportées ont pris la forme de politiques de barrages, de développement de l’irrigation, de l’assainissement et, plus récemment, du dessalement. Sur le plan énergétique, la dépendance historique aux énergies fossiles a conduit le Maroc à accélérer sa transition vers les énergies renouvelables. Cet effort répond à un impératif stratégique : réduire la facture énergétique, limiter la dépendance géopolitique et construire un avenir industriel fondé sur un écosystème énergétique plus souverain, moins exposé aux fluctuations internationales des prix des énergies fossiles.
La transition climatique dépasse désormais la seule dimension environnementale. Le Maroc opère un tournant en intégrant pleinement la notion de transition juste dans ses politiques climatiques. Issue des mouvements syndicaux et consacrée par l’Accord de Paris, cette approche vise à rendre la transformation bas carbone équitable, inclusive et socialement acceptable. Elle repose sur la protection des travailleurs, la réduction des vulnérabilités, la cohésion territoriale et la création d’opportunités économiques, dans un contexte où les impacts climatiques affectent en priorité les populations les plus fragiles.
Ce principe a été intégré dans la Contribution déterminée au niveau national (CDN) 2.0 du Royaume, puis renforcé dans la CDN 3.0, qui inclut désormais les dimensions d’équité sociale, de genre, de participation territoriale et d’alignement entre objectifs climatiques et programmation budgétaire. L’enjeu est clairement identifié : sans mesures d’accompagnement adaptées, les transformations à l’œuvre dans l’énergie, l’agriculture, l’industrie ou les transports risquent d’aggraver les inégalités existantes.
C’est dans ce cadre que s’inscrit le projet « Transition Juste ». Cofinancé par le ministère fédéral allemand de la Coopération économique et du Développement (BMZ) et par l’Union européenne dans le cadre de son Partenariat vert avec le Maroc, ce programme est mis en œuvre par la GIZ en coopération avec le ministère de la Transition énergétique et du Développement durable et le ministère de l’Économie et des Finances. Il vise à accompagner la construction d’une économie et d’une société sobres en carbone, tout en comblant les lacunes sociales, réglementaires et économiques de la transition climatique.
Le projet apporte un appui technique à l’élaboration de textes et de mécanismes réglementaires, notamment en lien avec le futur marché carbone marocain. Il développe également des dispositifs d’incitation économique pour encourager la décarbonation des secteurs productifs et accompagne des opérateurs pilotes engagés dans cette dynamique. L’intégration de références internationales, principalement allemandes, permet de structurer une transition juste adaptée aux spécificités du contexte national. Ce programme se situe à la croisée des visions énergétique, environnementale et économique, constituant l’un des premiers cadres institutionnels dédiés à l’opérationnalisation de la transition juste au Maroc.
Dans cette nouvelle lecture, le climat devient un levier de développement et de compétitivité. Inspirée des Objectifs de développement durable, de la Stratégie nationale de développement durable adoptée en 2017 et de l’Accord de Paris, la transformation économique du pays place désormais le ministère des Finances au cœur du dispositif. Le projet « Transition Juste » se positionne ainsi comme un point de convergence entre les politiques énergétiques et environnementales et les impératifs économiques, combinant protection sociale et incitations économiques pour accompagner la décarbonation de l’industrie et la transformation des secteurs productifs.
Sur le plan fiscal, la position des autorités est claire. Le Maroc ne souhaite pas imposer une pression fiscale supplémentaire aux opérateurs économiques. L’instauration d’une taxe carbone nationale n’est pas à l’ordre du jour et ne figure pas dans la loi de finances. Les carburants étant déjà fortement taxés, le Royaume privilégie l’ajustement et la réingénierie des dispositifs existants plutôt que la création de nouvelles impositions. Pour Benomar, le volet environnemental doit être perçu comme une incitation économique et non comme un fardeau pour la compétitivité.
Plusieurs mécanismes incitatifs existent déjà, notamment la réduction des droits d’importation sur les panneaux solaires, certains dispositifs fiscaux et, surtout, la nouvelle Charte de l’investissement. Celle-ci consacre 10 % de la subvention d’investissement à des incitations climatiques, couvrant notamment la gestion durable de l’eau, les énergies renouvelables, l’assainissement et la dépollution. Ces incitations peuvent représenter jusqu’à 3 % du Capex total d’un projet, un levier encore insuffisamment mobilisé selon Benomar. Il souligne toutefois que certains secteurs, comme l’agriculture, ont déjà opéré leur mutation, le pompage solaire étant devenu une solution économiquement évidente.
Parallèlement, le Maroc doit anticiper les contraintes externes, notamment le CBAM européen et l’élargissement potentiel des périmètres d’émissions concernés. Le projet « Transition Juste » contribue à cette montée en compétences et au travail de normalisation nécessaire pour répondre à ces exigences internationales.
Les analyses techniques menées dans ce cadre mettent en évidence un point de fragilité : le transport collectif. Bien que la CDN 3.0 prévoie près de 14 milliards de dollars d’investissements dans le ferroviaire, les tramways, les RER et l’électrification, ces projets restent concentrés dans les grandes métropoles. Les villes moyennes et les zones rurales, où vivent pourtant 37 % des Marocains, demeurent insuffisamment couvertes. Aucun dispositif de tarification sociale n’est prévu, et les besoins spécifiques des femmes, des personnes âgées ou des personnes en situation de handicap sont peu intégrés. Le secteur informel des transports, pourtant essentiel pour de nombreux travailleurs vulnérables, n’est pas accompagné dans sa transformation. Il en résulte une transition bas carbone ambitieuse, mais encore insuffisamment inclusive, susceptible d’accentuer les inégalités territoriales et sociales.
Le Maroc dispose aujourd’hui de bases solides : stratégies climatiques structurées, investissements énergétiques importants, réformes sociales et partenariats internationaux, notamment avec la coopération allemande. Toutefois, l’écart entre la vision nationale et sa déclinaison territoriale demeure significatif. La réussite de la transition dépendra de la capacité à territorialiser les politiques, à protéger les travailleurs les plus vulnérables, à renforcer le dialogue social et à intégrer pleinement les enjeux d’équité dans les politiques sectorielles, afin que la transition juste tienne réellement ses promesses.
Avec Le Matin


